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Chacune des quatre puissances prenait à tour de rôle, pour une période d’un mois, la responsabilité administrative du maintien de l’ordre dans le centre-ville. C’est cette période de présidence que Belinsky avait décrite par la formule « avoir le cul dans le fauteuil », ledit fauteuil étant installé dans une salle de réunion du quartier général interallié du palais Auersperg. A la puissance présidente correspondait la nationalité de l’officier assis à la droite du chauffeur dans le véhicule de l’International Patrol. En effet, alors qu’en théorie celle-ci se voulait un instrument des quatre puissances dirigé conjointement par elles, elle était en pratique gérée et équipée par les Américains. Tous les véhicules, l’essence et l’huile, les radios, les pièces détachées, l’entretien, la maintenance du système de communication et l’organisation des patrouilles relevaient de la responsabilité du 796e US. Aussi était-ce toujours le membre américain de la patrouille qui conduisait le véhicule, manipulait la radio et assurait l’entretien de base. C’est dire combien, au moins en ce qui concernait la patrouille elle-même, le principe du « fauteuil tournant » avait peu d’incidence.
Les Viennois parlaient encore des « quatre types en Jeep » ou parfois des « quatre éléphants dans la Jeep », alors que la Jeep avait depuis longtemps été abandonnée parce que trop petite pour accueillir une patrouille de quatre hommes avec leur émetteur ondes courtes, sans compter d’éventuels prisonniers. Les patrouilles s’effectuaient désormais dans des véhicules de reconnaissance de trois quarts de tonne.
J’appris tout ceci de la bouche du caporal russe commandant ce soir-là l’IP, dont le camion était stationné sur Petersplatz, à proximité du Casino oriental, et dans lequel, placé en état d’arrestation, j’attendais que les collègues du kapral amènent Lotte Hartmann. Ne parlant ni français ni anglais, et ne possédant que quelques rudiments d’allemand, le kapral était enchanté d’avoir quelqu’un à qui parler en russe, même si c’était un prisonnier.
— Je ne peux pas vous communiquer les raisons exactes de votre arrestation, à part que vous êtes soupçonné de marché noir, s’excusa-t-il. Vous en saurez davantage quand nous rentrerons à Kârtnerstrasse. Nous en découvrirons tous les deux un peu plus, j’espère... Tout ce que je peux vous en dire, c’est la procédure : mon capitaine devra remplir une attestation d’arrestation en double exemplaire – tout est à faire en double exemplaire – qu’il remettra à la police autrichienne. La police en enverra un exemplaire à l’Officier du Gouvernement militaire pour la sécurité publique. Au cas où vous seriez jugé par un tribunal militaire, mon capitaine devra préparer une fiche d’accusation. Si c’est un tribunal civil autrichien, c’est la police locale qui s’occupera de votre dossier. (Le kapral fronça les sourcils.) Ce qui m’étonne, c’est qu’on ne punit plus beaucoup le marché noir ces temps-ci. Ni les infractions aux moeurs. On s’occupe surtout des contrebandiers. Et des immigrés illégaux. Je sais bien que les trois autres corniauds pensent que je suis devenu dingue, mais les ordres sont les ordres.
Je souris d’un air compréhensif et le remerciai pour ses explications. Je songeai à lui offrir une cigarette, mais la portière du camion s’ouvrit et un soldat français aida une Lotte Hartmann bien pâlichonne à grimper sur le siège à côté de moi. Le Français et l’Anglais montèrent à sa suite, s’assirent et refermèrent la portière. L’odeur de peur qui se dégageait de Lotte était presque aussi forte que celle de son parfum éventé.
— Où nous emmènent-ils ? me demanda-t-elle en chuchotant. Je lui répondis que nous allions à Kârtnerstrasse.
— Interdit de parler, nous intima l’Anglais dans un allemand écorché. Les prisonniers se taisent jusqu’au quartier général.
Je souris doucement sous cape. Le langage bureaucratique était la seule langue qu’un Britannique pourrait jamais parler en dehors de la sienne.
L’IP avait son quartier général dans un vieux palais situé à un jet de mégot de l’Opéra national. Nous descendîmes du camion, franchîmes d’immenses portes vitrées ouvrant sur un vestibule baroque où une théorie d’atlantes et de cariatides rappelait l’omniprésence du tailleur de pierre viennois. Guidés par le kapral russe, nous gravîmes un escalier aussi large qu’une voie ferrée, bordé d’urnes et de bustes d’aristocrates oubliés, puis, après une enfilade de portes, nous arrivâmes devant une rangée de bureaux aux cloisons de verre. Le kapral ouvrit la porte de l’un d’entre eux et nous poussa à l’intérieur en nous ordonnant d’attendre.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? voulut savoir Frâulein Hartmann alors qu’il refermait la porte derrière lui.
— Il a dit d’attendre.
Je m’assis, allumai une cigarette et inspectai la pièce. Elle était meublée d’un bureau, de quatre chaises et d’un grand panneau de bois comme on en voit à l’entrée des églises, sauf que celui-ci était couvert de caractères cyrilliques, avec des colonnes numérotées intitulées « Personnes recherchées », « Absents », « Véhicules volés », « Messages », « Ordres lre partie » et « Ordres 2nde partie ». Dans la colonne « Personnes recherchées » figuraient mon nom ainsi que celui de Lotte Hartmann. Le camarade russe de Belinsky avait bien fait les choses.
— Avez-vous une idée de ce qu’ils nous veulent ? demanda Lotte d’une voix chevrotante.
— Non, mentis-je. Et vous ?
— Non, bien sûr que non. Ça doit être une erreur.
— Sans aucun doute.
— Vous n’avez pas l’air inquiet. Vous ne comprenez pas que ce sont les Russes qui ont ordonné notre arrestation ?
— Vous parlez russe ?
— Non, bien sûr que non, rétorqua-t-elle d’un ton impatient. Mais le MP américain qui m’a embarquée m’a dit que c’était une idée des Russes et qu’il n’avait rien à voir là-dedans.
— C’est vrai, ce sont les Russkofs qui sont dans le fauteuil ce mois-ci, fis-je d’un air pénétré. Qu’a dit le Français ?
— Rien. Il n’a fait que reluquer mon décolleté.
— Je le comprends, fis-je en souriant. Ça vaut le coup d’oeil. Elle me décocha un sourire amer.
— Ça m’étonnerait qu’ils m’aient amenée ici juste pour voir s’il y avait du monde au balcon, vous ne croyez pas ?
Malgré le ton dégoûté sur lequel elle avait fait cette remarque, elle accepta la cigarette que je lui offris.
— Je ne vois pas d’autre raison, fis-je. Elle jura entre ses dents.
— Je vous ai déjà vue, non ? repris-je. A l’Oriental, peut-être ?
— Qu’est-ce que vous faisiez pendant la guerre ? Avec une vue pareille vous deviez être guetteur antiaérien, non ?
— Soyez aimable. Je peux peut-être vous aider.
— Occupez-vous d’abord de vos affaires.
— Rassurez-vous, je m’en occupe.
La porte finit par s’ouvrir, et un officier russe de haute taille et à la forte carrure entra. Il se présenta comme étant le capitaine Rustaveli et s’assit derrière le bureau.
— Dites donc, fit Lotte Hartmann, est-ce que ça vous ennuierait de me dire pourquoi on m’a amenée ici au milieu de la nuit ? Qu’est-ce que c’est que ce bazar ?
— Chaque chose en son temps, Fràulein, répliqua-t-il en excellent allemand. Asseyez-vous, je vous prie.
Elle se laissa tomber sur une chaise à côté de moi et fixa le capitaine d’un œil sombre. Le Russe se tourna vers moi.
— Herr Gunther ?
J’acquiesçai et lui dis en russe que la fille ne parlait qu’allemand.
— Elle me prendra pour un vrai fils de pute si nous parlons dans une langue qu’elle ne comprend pas, ajoutai-je.
Le capitaine Rustaveli me considéra d’un œil froid et, durant un bref instant, je me demandai avec inquiétude si Belinsky n’avait pas omis de lui expliquer que notre arrestation n’était qu’une mise en scène.
— Bien, répliqua-t-il au bout d’un long moment. Mais nous devons quand même faire semblant de procéder à un interrogatoire. Puis-je voir vos papiers, je vous prie, Herr Gunther ?
Il avait l’accent d’un Géorgien. Comme le camarade Staline.
Je plongeai la main dans la poche intérieure de ma veste et en sortis ma carte d’identité dans laquelle, sur la suggestion de Belinsky, j’avais glissé deux billets de 100 dollars pendant que j’attendais dans le camion. Rustaveli empocha les billets sans sourciller, et je vis du coin de l’œil la mâchoire de Lotte Hartmann lui tomber presque sur les genoux.
— Très généreux, murmura-t-il en retournant ma carte d’identité entre ses doigts velus. (Il ouvrit alors un dossier.) Mais ça n’était pas nécessaire, je vous assure.
— Il faut penser aux réactions de la fille, capitaine. Il ne faut pas démentir ses préjugés, n’est-ce pas ?
— C’est juste. Jolie fille, n’est-ce pas ?
— Très.
— Une pute, vous croyez ?
— Quelque chose dans ce genre. C’est juste une impression, bien sûr, mais je dirais que c’est le genre de fille qui ne se contente pas de dépouiller un homme de 10 schillings et de son caleçon.
— Mieux vaut éviter de tomber amoureux, hein ?
— Autant poser la queue sur une enclume.
Il faisait chaud dans la pièce et Lotte se servait de sa veste comme d’un éventail, ce qui permit au Russe d’avoir quelques jolis points de vue sur son large décolleté.
— Il est rare qu’un interrogatoire soit si amusant, dit-il avant de baisser les yeux sur ses papiers en ajoutant : Elle a de beaux nichons. Voilà en tout cas une vérité que je respecte.
— Plus agréable à étudier que certaines autres, n’est-ce pas ?
— J’ignore le but de cette petite comédie, mais j’espère que vous vous l’enverrez. Ce serait dommage de vous être donné tout ce mal pour rien. Moi, j’ai un problème sexuel : ma queue enfle chaque fois que je vois une femme.
— Une maladie très répandue chez les Russes, non ? Rustaveli sourit d’un air malicieux.
— Je dois dire que vous parlez très bien le russe, Herr Gunther. Pour un Allemand.
— Vous aussi, capitaine. Pour un Géorgien. D’où êtes-vous ?
— De Tbilissi.
— Là où est né Staline ?
— Non, Dieu merci. C’est Gori qui a eu ce malheur. (Rustaveli referma mon dossier.) Elle doit être suffisamment impressionnée comme ça, vous ne croyez pas ?
— Je suis de votre avis.
— Que dois-je lui dire ?
— Vous avez des informations comme quoi c’est une pute, lui dis-je, et donc ça vous embête de la relâcher. Mais vous me laissez vous convaincre de la relâcher.
— Eh bien, tout ceci me paraît en ordre, Herr Gunther, dit Rustaveli en revenant à l’allemand. Toutes mes excuses pour cette interpellation. Vous pouvez partir.
Il me rendit ma carte d’identité. Je me levai et me dirigeai vers la porte.
— Et moi ? marmonna Lotte. Rustaveli secoua la tête.
— Je crains que nous devions vous garder, Fràulein. Le médecin de la police sera là d’une minute à l’autre. Il vous posera quelques petites questions sur votre travail à l’Oriental.
— Mais je suis croupière, geignit-elle. Pas entraîneuse.
— Cela ne correspond pas à nos informations.
— Quelles informations ?
— Votre nom a été cité par plusieurs autres filles.
— Quelles autres filles ?
— Des prostituées, Fràulein. Vous devrez peut-être subir un examen médical.
— Un examen ? Et pourquoi ?
— Pour les maladies vénériennes, bien sûr.
— Maladies vénériennes... ?
— Capitaine Rustaveli, intervins-je en couvrant les protestations de Lotte. Je me porte garant de cette femme. Je ne dirais pas que je la connais bien, mais je la vois depuis assez longtemps à l’Oriental pour pouvoir vous assurer qu’elle n’est pas une prostituée.
— Ma foi..., fit-il d’un air hésitant.
— Je vous pose la question : a-t-elle l’air d’une prostituée ?
— Franchement, je n’ai pas encore rencontré d’Autrichienne qui ne marchande pas ses charmes. (Il ferma les yeux un instant puis les rouvrit en secouant la tête.) Non, je ne peux pas enfreindre le règlement. C’est une affaire sérieuse. Trop de soldats russes ont été contaminés.
— Il me semble pourtant que l’Oriental, où a été arrêtée Fràulein Hartmann, est en dehors de la juridiction de l’Armée rouge. Vos hommes fréquentent plutôt le Moulin rouge, dans Walfischgasse.
Rustaveli fit la moue et haussa les épaules.
— C’est exact. Il n’empêche que...
— Si nous devions nous revoir, capitaine, peut-être pourrais-je m’acquitter d’une modeste compensation envers l’Armée rouge pour cette petite infraction au règlement. En attendant, acceptez-vous que je me porte garant de la bonne moralité de la Fràulein ?
Rustaveli se gratta le menton d’un air songeur.
— Très bien, fit-il, si vous vous engagez personnellement. Souvenez-vous que je connais vos adresses respectives. On pourra vous y cueillir sans problème.
Il se tourna alors vers Lotte Hartmann et lui annonça qu’elle était libre.
— Seigneur, lâcha-t-elle en se levant d’un bond.
Rustaveli adressa un signe de tête au kapral debout derrière la vitre crasseuse de la porte et lui ordonna de nous escorter dehors. Puis le capitaine claqua des talons et s’excusa pour cette « erreur », autant à l’intention du kapral que pour apaiser les craintes rétrospectives de Lotte Hartmann.
Elle et moi suivîmes le kapral dans le grand escalier, où nos pas résonnèrent jusqu’aux moulures tarabiscotées du haut plafond, puis à travers les hautes portes vitrées par lesquelles nous sortîmes. Dehors, le kapral cracha dans le caniveau.
— Une erreur, hein ? fit-il avec un rire amer. Je vous parie que c’est sur moi que ça va retomber.
— J’espère que non, fis-je.
Mais le Russe se contenta de hausser les épaules, puis rajusta sa toque en peau d’agneau et regagna le bâtiment d’un pas lourd.
— Je suppose que je dois vous remercier, dit Lotte en ajustant le col de sa veste.
— C’est inutile, dis-je en faisant quelques pas en direction du Ring.
Elle hésita quelques secondes, puis me rattrapa.
— Attendez, dit-elle.
Je m’immobilisai et me tournai vers elle. De face, elle était encore plus attirante que de profil, la longueur de son nez se remarquait moins. Et elle n’était pas du tout froide. Belinsky s’était trompé sur ce point, confondant cynisme et indifférence. Je trouvais qu’elle avait tout pour séduire, mais, après l’avoir observée toute une soirée à l’Oriental, j’en avais conclu qu’elle était sans doute une de ces allumeuses qui font miroiter leurs trésors pour mieux en interdire l’accès ensuite.
— Oui ? Qu’y a-t-il ?
— Ecoutez, vous vous êtes déjà montré très gentil, dit-elle, mais cela vous dérangerait-il de me raccompagner ? Il est très tard pour une femme seule, et je ne pense pas trouver un taxi à cette heure-ci.
Je haussai les épaules et consultai ma montre.
— Où habitez-vous ?
— Pas très loin. Dans le 3e Bezirk, en zone britannique.
— Bon, fis-je en soupirant sans enthousiasme. Je vous suis. Nous partîmes vers l’est à travers des rues aussi calmes qu’un couvent de franciscains.
— Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous m’aviez aidée, fit-elle au bout d’un moment.
— Croyez-vous qu’Andromède ait posé la question à Persée quand celui-ci l’a sauvée des griffes du monstre marin ?
— Pensez-vous être un héros de la carrure de Persée, Herr Gunther ?
— Ne vous laissez pas abuser par les apparences, répliquai-je. J’ai toute une collection de médailles au mont-de-piété.
— Vous n’êtes pas sentimental non plus, à ce que je vois.
— Non. J’aime le sentiment, mais dans les broderies au crochet et les cartes de Noël. En tout cas, le sentiment n’a aucun effet sur les Russkofs. Vous n’avez rien vu ?
— Bien sûr que si, j’ai tout vu. Vous vous y êtes pris comme un chef. Je ne savais pas qu’on pouvait graisser la patte des Russkofs.
— L’important, c’est de savoir à qui on la graisse. Le kapral qui nous a arrêtés aurait sans doute eu trop peur pour accepter quelque chose. Un commandant aurait été trop fier. Mais surtout, je connais le capitaine Rustaveli. Nous nous sommes rencontrés quand il n’était encore que lieutenant. Lui et son amie avaient attrapé la vérole. Je leur ai procuré de la bonne pénicilline. Il m’en a toujours été reconnaissant.
— Vous n’avez pas l’air d’un trafiquant.
— Je n’ai pas l’air d’un trafiquant. Je n’ai pas l’air d’un héros. Qu’est-ce que vous faites ? Du casting pour la Warner ?
— Si seulement c’était vrai..., murmura-t-elle avant d’ajouter à haute voix : Et puis c’est vous qui avez commencé. Vous avez dit au Russe que je n’avais pas l’allure d’une entraîneuse. J’ai pris ça pour un compliment.
— Je vous ai vue à l’Oriental, et vous ne vendiez rien d’autre que des jetons. A ce propos, j’espère que vous jouez bien aux cartes, parce qu’il va falloir que je retourne voir notre ami le capitaine pour le remercier de vous avoir relâchée. Si vous ne voulez pas aller en taule.
— Combien vous faut-il ?
— Deux cents dollars devraient suffire.
— Deux cents dollars ? (Son exclamation résonna sur Schwarzenbergplatz alors que, dépassant la grande fontaine, nous nous dirigions vers Rennweg.) Où voulez-vous que je trouve tout ce fric ?
— Là où vous vous êtes payé ce bronzage et cette jolie veste, par exemple. Ou alors vous invitez le capitaine à faire une partie au club et vous lui sortez quelques as de votre manche.
— Ce serait une solution si j’étais assez douée. Mais ça n’est pas le cas.
— Dommage.
Elle réfléchit quelques instants en silence.
— Vous pourriez peut-être le convaincre d’accepter moins, reprit-elle. Après tout, vous parlez drôlement bien le russe.
— Possible, fis-je.
— Je suppose que c’est inutile d’aller devant un tribunal pour prouver mon innocence ?
— Avec les Popovs ? Autant demander de l’aide à la déesse Kali !
— C’est bien ce que je pensais.
Nous prîmes quelques ruelles, puis nous nous arrêtâmes devant un immeuble proche d’un petit parc.
— Voulez-vous monter prendre un verre ? proposa-t-elle en cherchant ses clés dans son sac. J’en ai bien besoin.
— Et moi j’ai une soif à lécher le tapis, rétorquai-je.
Je la suivis dans l’entrée, puis dans l’escalier, jusqu’à un petit appartement confortable et richement meublé.
Lotte Hartmann était incontestablement une jolie fille. On contemple certaines femmes en se demandant de combien de minutes on se contenterait en leur compagnie. En général, plus belle est la fille, plus bref le moment dont on serait prêt à se satisfaire. Après tout, une très jolie fille doit veiller à se partager équitablement entre tous. Lotte était le genre de fille avec laquelle vous auriez accepté de ne passer que cinq petites minutes mais torrides. Cinq minutes seulement pour vous permettre de combler tous vos fantasmes. Voilà qui vous paraîtrait déjà beaucoup. Mais vu la manière dont les choses se passaient ce soir-là, elle m’aurait sans aucun doute accordé plus longtemps encore. Peut-être même une heure entière. Mais j’étais épuisé, et j’avais bu un peu trop de son excellent whisky pour remarquer la façon dont elle se mordait la lèvre inférieure en me fixant à travers ses cils d’araignée veuve noire. J’aurais peut-être dû m’allonger paisiblement sur son lit, le museau enfoui dans son ventre rebondi en la laissant jouer avec mes grandes oreilles décollées. Au lieu de quoi, je m’endormis comme une masse sur le divan.